L’engagement des chrétiens dans la vie de leur société, un lieu de rendez-vous avec Dieu et avec les frères ?

Publié par jm dinant le

Intervention de Sœur Laure Blanchon, o.s.u., lors du Colloque du 21 septembre 2013 à Liège en l’honneur de Mgr Jousten


Bonjour à tous et merci de m’avoir invitée à prendre la parole dans cette journée de colloque dans le sillage de la mission pastorale de Mgr Jousten.

A travers la présentation que je vais faire, je voudrais vous partager une découverte que j’ai faite au cours de ces dernières années. Je me suis rendue compte que notre engagement chrétien dans la société n’est pas seulement la mise-en-œuvre de notre foi, mais que plus profondément c’est un lieu de rendez-vous avec Dieu et avec les frères.

Prendre ce point de vue pour comprendre l’engagement des chrétiens au sein de la société n’est pas si évident. En effet, bien souvent nous sommes plutôt dans la perspective :

  • je suis chrétien,
  • ça me donne des valeurs et des convictions sur la manière de vivre ensemble,
  • je veux être cohérent et mener ma vie en accord avec mes valeurs,
  • donc je m’intéresse aux questions sociales qui traversent ma société ou plus largement l’humanité, et ça m’appelle à m’engager.
    Ce schéma a beaucoup de bon, il est moteur de la plupart de nos engagements, donc il ne faut surtout pas le perdre.

Toutefois, j’aimerais vous faire découvrir que la vie chrétienne de charité n’est pas uniquement une application, une mise-en-œuvre de notre foi, mais aussi, et peut-être plus fondamentalement, que la vie de charité nous conduit au cœur de la foi, qu’elle est un lieu de rendez-vous avec Dieu, de communion avec lui. Ou dit autrement, que notre vie chrétienne de charité n’est pas seulement un agir moral, c’est aussi un lieu théologal, une expérience sacramentelle. Si c’est le cas, alors nos engagements de charité peuvent être un lieu-source pour notre foi, et pas seulement un lieu où on se dépense pour les autres.

En 2002, vos évêques vous ont proposé de vivre une année de la « diaconie » et vous ont « envoyés pour servir ». Depuis lors, vous avez cheminé sous la houlette de Mgr Jousten, votre évêque référendaire. Vous avez approfondi dans l’expérience, et peut-être aussi dans la réflexion, le sens de votre engagement de baptisés. Aujourd’hui, je vous propose de faire un pas de plus.

Ce mot « diaconie » reste probablement pour un certain nombre d’entre vous un mot un peu barbare, pas trop clair. Pourtant, ce mot nous conduit au cœur de la foi et nous enracine dans la grande tradition de la vie chrétienne.

Benoît XV dit dans son encyclique Dieu est amour que

« La charité n’est pas pour l’Eglise une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature même, elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer. »[[Benoît XVI, DCE n°25.]]

Donc l’engagement de charité, le souci des pauvres, des fragiles, des enfants, des étrangers, des malades, tout cela fait partie de la raison d’être de l’Eglise. Et cela, d’abord et avant tout, parce que Dieu se montre ainsi, c’est-à-dire plein de sollicitude pour les pauvres et les petits, soucieux de leur vie et de leur libération, invitant ses amis et ses prophètes à « être compatissant comme lui l’est » (Lc 6,36), à « devenir ses fils et ses filles » (Lc 6,35) en vivant ainsi. Jésus est le premier-de-cordée sur ce chemin et nous invite à le vivre avec lui.

Chez Luc, au moment de la Cène, Jésus annonce que la nouvelle alliance est scellée en son sang versé : « Quel est celui qui est le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ?… Et moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert ! » (Lc 22,27). Le service que vit Jésus n’est autre que de donner sa vie par amour, pour que les hommes aient la vie en plénitude, qu’ils entrent dans l’alliance nouvelle avec Dieu et tous les hommes, qu’ils soient unis au Père.

Parler de diaconie, être envoyé pour servir, c’est donc aller au cœur du dessein d’alliance et de vie auquel le Christ a donné corps par toute sa vie, c’est dire toute son histoire et le sens de son incarnation. La diaconie est constitutive de la vie des disciples du Christ. En la vivant, les baptisés communient à la vie du Christ et lui donne consistance dans la société d’aujourd’hui.

Pour approfondir cela, je vous propose 3 temps pour l’échange de ce matin :

  1. d’abord, prendre le temps de contempler un peu la longue et belle tradition ecclésiale dont nous avons la grâce d’être les héritiers,
  2. puis voir qu’avec le Concile Vatican II, cet héritage prend des inflexions un peu différentes, et la recherche que l’on vit ces dernières années en Belgique sur la diaconie s’enracine dans ces inflexions liées à Vatican II,
  3. et enfin, dans un troisième temps, on pourrait essayer de se risquer à ce que propose Vatican II, en écoutant le cri des pauvres et en lisant les Ecritures, et voir à quoi ça nous appellerait pour poursuivre la route.

I – L’extraordinaire inventivité de la charité ecclésiale

Depuis 2000 ans, des chrétiens, au nom de leur suite du Christ, ont eu le souci de l’humanité en souffrance. Il importe de donner son poids à cette riche et belle tradition. Il y a eu une très étonnante créativité de la charité[[Voir J. LOEW et M. MESIN, Histoire de l’Eglise par elle-même, Paris, Fayard, 1978.]].

1) Commençons par le tout début de l’Eglise avec les Actes des Apôtres.

Les Actes racontent que dans la communauté chrétienne, « tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageait le prix entre tous selon les besoins de chacun » (2,44-45).

L’unité de cœur au sein de la communauté (Ac 4,32-35), même si ce n’est pas sans défis, se traduit en partage fraternel. Dans ce partage, les biens sont mis au commun et distribués à chacun suivant ses besoins et une part de ces biens sert à soulager les pauvres de la cité où vit la communauté. Un tel agir donne corps à l’attention aux pauvres vécue par Jésus durant sa vie. Ce souci de solidarité est constitutif de la vie des premières communautés chrétiennes et conduit à l’institution de ministères et de charges dont le souci principal est le soin des pauvres (Ac 6 : institution des diacres).

2) Quelle forme cela prend-il dans l’Eglise à l’époque patristique ?

Si cette forme radicale de la mise en commun des biens n’a pu être maintenue lorsque l’Eglise a commencé à grandir, le noyau essentiel a pourtant subsisté sous la forme de la collecte de vivres et de biens, intégrée à la célébration eucharistique comme geste liturgique. L’évêque s’en servait pour que ses diacres aillent distribuer des subsides aux orphelins, aux veuves, aux malades et à ceux qui étaient dans le besoin, aux prisonniers et aux étrangers[[JUSTIN, Apologie I, 67 ; TERTULLIEN, Apologétique XXXIX, 5-7.]]. Au IVe siècle, en Egypte, naissent à côté des monastères des « diaconies » : ce sont des lieux où s’exerce la charité envers ceux qui sont dans le besoin et viennent à la porte du monastère[[Cité par Benoît XVI, Deux Caritas est, n° 23.]].

3) Je passe maintenant à la période médiévale.

Du Xe siècle au XIIIe siècle, une relative amélioration de la situation économique des plus pauvres peut être observée, mais à partir du XIVe, les famines, les guerres et surtout la peste provoquent un état de misère sans précédent. Le regard sur les pauvres change et passe de la compassion à la méfiance, on les pense responsables des malheurs.

Cependant, la charité reste présente, mais elle ne s’effectue plus de façon individuelle ou à partir d’une communauté chrétienne comme auparavant. L’engagement de l’Eglise dans le secours passe par la création d’institutions spécialisées. L’accueil est conditionné à des qualités morales satisfaisantes. Les lieux d’accueil sont érigés en périphérie des centres urbains ou villageois.

Ainsi se mettent en place des réseaux d’hôtel-Dieu, de charités, d’hospices, de maladreries, etc. Désormais, la charité s’exerce par ceux qui sont engagés dans les ordres religieux, les confréries ou les fabriques paroissiales qui prennent en charge ces structures.

4) Qu’en est-il à l’époque moderne ?

Les pauvres et les indigents sont perçus comme socialement dangereux à cause de leur marginalité. La réponse à la question de la pauvreté devient étatique et répressive. Des hôpitaux généraux sont érigés dans toutes les villes : ce sont des lieux de réclusion qui permettent d’assainir le milieu urbain.

Au XVI-XVIIe siècle, l’Eglise réagit face à l’enfermement des pauvres. La grande figure de la charité au XVIIe est saint Vincent de Paul. Cet homme déploie une tout autre vision du soin des plus pauvres, de leur dignité, reconnaissant en eux le Christ souffrant. Il multiplie les œuvres de charité, d’assistance, d’accueil pour venir en aide aux nécessiteux.

Des chrétiens s’engagent aussi dans d’autres directions.

  • En 1462, un frère récollet (famille franciscaine) promeut le prêt sur gage à intérêt faible ou nul, prémices de l’économie solidaire.
  • Durant la conquête du Nouveau Monde, dominicains et jésuites travaillent au respect de la dignité humaine des populations amérindiennes. On peut penser aux réductions jésuites du Paraguay ou au sermon contre l’exploitation des indiens prononcé par Antón Montesino, à Saint-Domingue, en 1510, intitulé « Ces gens ne sont-ils pas des hommes ? ».
  • A partir de leur arrivée en Belgique, à Liège en 1609, les sœurs ursulines, en plus de leur pensionnat, créent des externats gratuits pour les filles pauvres et proposent l’instruction du dimanche pour les servantes.

5) Poursuivons au XVIIIe, XIXe et première moitié du XXe.

Une grande quantité de congrégations religieuses dévouées à des œuvres de charité (hospitalières, éducatives, sociales…) surgissent.

Des patronages et oratoires fleurissent, comme ceux fondés par Don Bosco à Turin entre 1840 et 1860, pour les jeunes gens des milieux défavorisés afin de leur donner une formation professionnelle, de veiller à leur proposer des loisirs sains et une formation chrétienne. Ces patronages annoncent les mouvements d’éducation populaire qui se multiplient au XXe siècle.

Début XXe, on ne peut pas oublier l’abbé Joseph Cardijn, l’un des fondateurs de l’Action catholique et sa méthode du « voir, juger, agir » qui a profondément marqué l’engagement chrétien tout au long du XXe siècle.

Dans les années 40, des Eglises chrétiennes anabaptistes-mennonites initient le commerce équitable.

Dans le champ politique, pensons à l’engagement pacifique du pasteur Luther King contre la ségrégation raciale et pour les droits civiques aux Etats-Unis.

Dans le domaine de la santé, Henri Dunant, membre d’une Eglise du Réveil en Suisse, s’engage pour secourir les blessés de guerre. De là, naît la Croix-Rouge qui inspirera de nombreuses organisations urgentistes. Dans les années 50, l’anglicane Cicely Sanders est la grande pionnière des soins palliatifs.

Aux XIXe et XXe, plusieurs engagements des Eglises sont repris par l’Etat qui se reconnaît responsable envers ses citoyens : systèmes hospitalier, éducatif, divers services sociaux.

Voilà pour cette traversée de la tradition à grandes enjambées. Je conclus.

Nous voyons qu’au cours de l’histoire, les chrétiens ont déployé une vitalité extraordinaire pour répondre aux souffrances de leurs contemporains.
Pourtant, une certaine distance s’est introduite entre l’ensemble des chrétiens et ceux qui peinent à vivre : des structures spécialisées se sont progressivement mises en place, et la charge de la charité et du soin des pauvres a été déléguée à ceux qui étaient impliqués dans ces œuvres. Les communautés paroissiales ont souvent perdu l’habitude de la fréquentation des plus pauvres.
Mais quoi qu’il en soit de ces difficultés, la charité demeure au cœur de la mission de l’Eglise à toutes les époques.

II – Une tradition qui se renouvelle dans le sillage de Gaudium et spes

Ces cinquante dernières années, des inflexions se font sentir dans la manière d’exercer la charité. On voit en particulier que l’attention à la chose qui passe de l’un à l’autre paraît faire place à un souci du lien avec les personnes en précarité, à un intérêt pour ce qui se vit ensemble.

Selon mon interprétation, c’est l’impulsion donnée par le Concile, spécialement par Gaudium et spes, qui induit ces transformations dans la manière de donner corps à l’Amour au cœur de ce monde.

1) Qu’impulse le Concile, et en particulier la constitution Gaudium et Spes ?
Il me semble que nous pouvons relever 4 points.

  • D’abord, le concile invite à un autre regard sur le monde.

Le discours d’ouverture de Jean XXIII invite à cesser d’écouter les « prophètes de malheur » et à regarder avec bienveillance et intérêt le monde de ce temps. Par là, il tourne la page des tensions entre l’Eglise et le modernisme, et initie un rapport marqué par une estime pour ce monde. Le concile appelle les chrétiens à se laisser toucher par ce que vivent leurs contemporains, « les pauvres surtout et tous ceux qui souffrent » et à « se reconnaît(re) réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire » (GS 1).

  • Et puis, le concile met en avant une manière plus inductive d’aller à Dieu.

La construction de Gaudium et Spes repose sur le schéma inductif voir-juger-agir. Dès lors, l’attention au monde, aux personnes, aux sociétés humaines et à leur histoire reçoit un poids neuf dans la manière de penser la mission. Ce monde devient le lieu où Dieu se donne à connaître et le point de départ à partir duquel il nous appelle pour annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume.

  • En outre, le concile appelle à discerner les appels du Seigneur à partir de la lecture des signes des temps.

Dieu passe par ce monde et les défis que nos contemporains affrontent pour inviter son Eglise à s’engager. Ce n’est pas hors du monde que Dieu appelle à la mission, mais au cœur de ce monde, dans le clair-obscur de la complexité du réel, au terme d’un déchiffrement du monde.

  • Enfin, le concile convoque à prendre en compte les destinataires de la Parole de Dieu, à s’adapter à eux, comme Dieu le fait au long de l’histoire du salut.

A travers ces inflexions, le Concile impulse une conception un peu autre de ce qu’est la révélation et la mission. Quelle est-elle ?

Désormais, dans la mission, la foi chrétienne n’est pas d’abord perçue comme une adhésion à des vérités et à des pratiques, mais elle est plutôt comprise comme une expérience de rencontre du Christ, comme une ouverture à la vie que Jésus veut nous donner.

Si c’est le cas, on ne peut plus penser une distance entre ce qui est donné et la manière dont cela est donné et reçu. Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Par exemple, la catéchiste ne fait pas aux enfants la liste des choses à croire, elle témoigne de sa rencontre de Jésus.

Ainsi Dieu se révèle et se dit à même les expériences humaines[[C. THEOBALD, La réception du concile Vatican II, I – Accéder à la source, Paris, Le Cerf, 2009, p. 265.]]. La révélation se dit à travers chaque personne touchée par la rencontre du Christ et à travers la manière dont elle répond à ce don de Dieu et en témoigne.

Si je suis cette interprétation jusqu’au bout, il apparaît alors que l’Evangile de Dieu veut se donner en vérité à travers notre humanité, en passant par nos mots humains, nos regards et nos gestes humains. L’Evangile ne peut alors que prendre des couleurs et des accents neufs en chaque événement de rencontre, en chaque situation historique et culturelle singulière.

2) Quelle conséquence cela va-t-il avoir sur la vie de foi et la diaconie ?

Cette compréhension renouvelée de la révélation va conduire à un enracinement croissant des Eglises locales dans leurs contextes respectifs.

Concrètement, comment cela se traduit-il ? Cela va se faire en prenant davantage en compte l’expérience historique, culturelle, sociale, économique, politique des personnes qui constituent ces Eglises et des populations au sein desquelles les Eglises vivent.

Cet enracinement va faire surgir des préoccupations théologiques et pastorales neuves, et des styles différents pour vivre la mission selon les contextes[[C. THEOBALD, « Le devenir de la théologie catholique depuis le concile Vatican II », dans J.M. MAYEUR, et alii, dir, Histoire du Christianisme, Tome 13 : Crises et renouveau, de 1958 à nos jours, Desclée, 2000, p. 169-217.]]. De manière schématique, nous pourrions dire que :

  • les Eglises latino-américaines vont être sensibles aux inégalités excessives et à l’expérience d’injustice vécue par les pauvres. En relisant la Bible, en particulier le récit de l’Exode, elles vont développer un agir politiquement engagé et des théologies de la libération.
  • les Eglises d’Afrique noire vont être sensibles à l’expérience de décolonisation et de réémergence des cultures locales qui avaient été, un temps, mises sous le boisseau. Ces Eglises vont travailler à faire surgir une annonce de l’Evangile inculturée et audible dans les cultures locales.
  • les Eglises d’Asie vont prendre conscience du lieu singulier qu’est l’Asie, berceau de toutes les religions et de la faible implantation du christianisme malgré plusieurs siècles de présence. Ces Eglises vont entendre un appel à développer des capacités de dialogue entre les religions et croyances afin de vivre ensemble en harmonie.
  • les Eglises d’Europe de l’Ouest vont percevoir d’une manière aigue les défis du vivre-ensemble sur un continent qui vient d’être ravagé par deux guerres mondiales et où la reconstruction et la croissance laissent aux marges des groupes humains qui ne parviennent pas à émerger de la misère. Les Eglises vont travailler à la fraternité et à la réconciliation.

Je reviens sur les Eglises latino-américaines et européennes, qui développent plus particulièrement un effort théologique et pastoral autour de l’option pour les pauvres. Chacune le fait à sa manière. Quelles sont ces deux façons d’entendre le cri des pauvres ?

  • Dans les Eglises latino-américaines :

En lisant et écoutant l’Évangile, les Églises latino-américaines sont fortement marquées par la forme prise par la mission du Christ. Elles voient que le Christ

« non seulement a aimé les pauvres, mais qui ‘‘étant riche, s’est fait pauvre’’, a vécu dans la pauvreté, a centré sa mission sur l’annonce aux pauvres de leur libération, et qui a fondé son Église comme signe de cette pauvreté au milieu des hommes. » (Medellín, chap. 14, § 7).

Les Eglises latino-américaines prennent conscience que l’essentiel des populations de leur continent vivent une situation de misère destructrice. Les paysans sans terre mourant de faim voisinent avec des latifundistas possédant des milliers d’hectares inexploités. Lorsque certains essaient d’agir ou de protester, ils disparaissent mystérieusement ou sont retrouvés morts.

Dans un tel contexte, la mission de l’Église est pensée comme instauration de la justice, comme combat contre ce qui détruit l’humain et le déshumanise. L’enjeu se dévoile alors être celui de la vie, du salut offert par le Christ.

La préoccupation majeure des Eglises est l’évangélisation des pauvres. Leur engagement de solidarité et de proximité se traduit en volonté transformatrice pour dénoncer et renverser les structures de domination et d’oppression, et donne naissance à une lutte politique enracinée dans la vie de foi. Reprenant ces intuitions, Jean-Paul II parle de « péché structurel[[JEAN-PAUL II, Encyclique Sollicitudo Rei Socialis, n°36-39.]] ».

Ce courant donne naissance aux théologies de la libération, aux communautés ecclésiales de base, à une forte implication des Eglises contre les dictatures et les pouvoirs en place. L’Eglise d’Amérique Latine est marquée par de nombreux martyres pour la foi et la justice, des laïcs, des religieux et religieuses, des prêtres, des évêques.

Vous sentez un peu le type de communautés chrétiennes très engagées politiquement et socialement que cela va faire naître. On peut penser à Don Helder Camara, à Mgr Oscar Romero ou au pape François.

  • Dans les Eglises d’Europe :

Autre chose émerge, une autre manière de penser l’engagement pour travailler au maillage social et au vivre-ensemble. Et je crois que c’est là que s’enracine le souci actuel de l’Eglise de Belgique pour la diaconie.

Le cœur de cette manière d’entendre l’Evangile en Europe est le souci du lien social. On est au lendemain de deux guerres mondiales qui ont broyé les capacités à vivre ensemble. La reconstruction s’opère péniblement avec encore bien des restrictions et certains sont laissés pour compte au bord du chemin de la reconstruction et ne participeront jamais au grand mouvement des « trente glorieuses » où le niveau de vie global de la population d’Europe de l’Ouest décolle.

Lire les Evangiles dans ce contexte vivifie le souci du lien social, et cette lecture fait naître le désir de vivre une relation vivante et vraie avec les personnes marquées par la grande précarité et de faire surgir une relation en réciprocité. Cela constitue un tournant dans la manière la plus habituelle de regarder les plus précaires comme des « objets » de charité.

Sans doute est-ce la figure du Père Joseph Wresinski, dans la deuxième moitié du 20e siècle, qui est décisive dans la transformation de la manière d’être en relation avec les plus pauvres et de penser leur rôle au sein de la société. Il souligne avant tout notre inexpérience, notre méconnaissance de ce que vivent les populations réduites à la misère[[Voir J. WRESINSKI, Les plus pauvres, révélateurs de l’indivisibilité des droits de l’homme, Cahiers de Baillet, Ed. Quart Monde, 1998, p. 35 et suivantes.]]. A partir de son expérience, le Père Joseph affirme que « ces familles [sont] maîtres en humanité et maîtres en théologie »[[J. WRESINSKI, Les pauvres, rencontre du vrai Dieu, Paris, Le Cerf/Quart Monde, 1986, p. 119.]] et appelle à recevoir leur contribution pour bâtir le corps social[[Jean Vanier, fondateur de l’Arche, dit des choses du même ordre : « Mon expérience personnelle montre que les personnes souffrant d’un handicap, qui sont le plus souvent exclues de la vie normale, ont quelque chose à nous apprendre. Lorsque nous les accueillons, leur présence apporte et enrichit notre vie. Elles peuvent même aider à changer nos sociétés en les rendant plus humaines. » J. VANIER, Accueillir notre humanité, Paris, Presse de la Renaissance, 2010, p. 69.]].

L’accent dans la manière de penser la charité s’en trouve déplacé. Le cœur n’est plus tant de « rendre service et porter secours », il s’agit plutôt de « recevoir les uns des autres et bâtir ensemble la société et l’Eglise ». Dans cette vision, les plus pauvres deviennent acteurs, partenaires. Le but est qu’ils accèdent à la parole et que leur participation devienne constitutive de l’élaboration du vivre-ensemble dans la société et l’Eglise.

Dire cela, c’est avoir la conviction forte que la rencontre avec les personnes marquées par l’extrême précarité est un lieu décisif de révélation sur l’homme, sur le vivre-ensemble, sur Dieu.

Je conclus cette section. Nous avons vu que la compréhension de la révélation et de la mission est infléchie par Vatican II. Les Eglises, davantage enracinées dans leurs contextes respectifs, font retentir la Bonne Nouvelle de manière diversifiée. La manière d’exercer la diaconie de l’Eglise s’en trouve renouvelée.

Probablement, avec les mutations contemporaines rapides, sommes-nous convoqués à poursuivre le chemin commencé, à écouter avec un cœur plein de désir les signes des temps, à lire les Ecritures en écoutant le cri des pauvres, en nous faisant intimement solidaires de nos frères humains, de leurs angoisses, de leurs espérances et de leurs joies (d’après GS 1).

Comment l’Esprit nous appelle-t-il aujourd’hui en Belgique à donner corps à ce renouvellement de la diaconie dans le sillage de Gaudium et spes ? Quel appel le Seigneur nous adresse-t-il aujourd’hui par sa Parole qui se fait entendre dans les Écritures et par la bouche des pauvres ? Ce sera le troisième et dernier temps de notre réflexion.

III – Quel appel pour poursuivre la route ?

Pour répondre à cette question, je vous propose que nous écoutions l’évangile de Marc et des personnes marquées par la grande précarité, puis je vous proposerai une réflexion en mettant en résonnance ces deux corpus.

1) La diaconie de Jésus

Je commence par regarder Jésus. Comment donne-t-il corps à la diaconie ? Comment vit-il ses liens ? L’Évangile fait entendre que Jésus, dans sa manière d’être en relation, est tellement humain qu’il éveille la vie en ceux qu’il rencontre.

Au fil de l’Evangile, un grand nombre de rencontres de Jésus avec toutes sortes de personnes sont relatées. En toute rencontre, Jésus manifeste une profonde humanité. Il s’intéresse à l’autre. Face aux détresses, il pose des gestes très humains. Il se fait disponible à chacun. Jésus regarde l’autre avec grande estime et voit en lui des potentialités que souvent la personne elle-même ne voit pas. Ce regard de Jésus touche celui qui est regardé, lui donne une force nouvelle pour oser se risquer à vivre.

Sur son passage, la vie est libérée. Ceux qui ne parvenaient pas à parler, se mettent à parler en public sans peur. L’aveugle, qui d’ordinaire marche prudemment, se met à bondir. Le lépreux exclu recommence à être en relation. Le paralysé se lève et s’en va avec son brancard sous le bras.

La manière de Jésus d’exercer sa diaconie est de mettre la personne au centre. Il s’intéresse à elle et à son désir le plus profond, il s’approche d’elle, il libère sa vie, il renouvelle la personne dans ses relations avec Dieu et avec les autres.

Le premier acte public de Jésus selon Marc est de s’entourer de compagnons (1,16-20). Ses premiers amis mettent Jésus en relation avec la belle-mère de Simon qui est malade. Jésus écoute leur demande, se laisse toucher, il s’approche de la malade, lui prend la main, la fait lever. Aussitôt, la femme se met à les servir.

Qu’observons-nous ? C’est tout simple : chacun se met au service de la vie des autres. Simon et les disciples se préoccupent de la vie de la femme et parlent à Jésus. Jésus prend la main de la femme et lui rend la vie. La femme guérie se met à préparer un repas pour tous. La sollicitude de Jésus devient contagieuse. Autour de Jésus, les personnes deviennent humaines, elles se donnent la vie les unes aux autres.
Comment cela se passe-t-il ? Les proches de Jésus sont devenus des personnes vivantes, heureuses d’être aimées par Jésus. Ils ont découvert que l’amour de Jésus est une force de vie présente en eux. Pour que cette force ne devienne pas un moyen pour exercer la violence sur les autres (10,42), Jésus leur apprend à être en relation à sa manière à lui, c’est-à-dire renoncer à écraser l’autre, être désarmé, répandre de la bonté autour de soi, compter sur Dieu, faire confiance aux autres. Cela permet à la vie de circuler et fait affleurer de la tendresse dans les relations.

Jésus se situe sur les lignes de fracture de la société et bâtit des ponts entre les juifs et les gentils, entre ceux qui respectent la Loi et ceux qui ne peuvent pas, entre les bien-portants et les malades, entre les inclus de la société et les marginaux. Jésus passe son temps à aller vers les gens, à tisser des liens. Il travaille sans cesse à réintégrer les exclus dans la communauté humaine. Par exemple, Jésus rencontre Lévi qui le met en contact avec ses amis (2,13-17). Le premier repas public de Jésus est avec les pécheurs et les méprisés de sa société. Non seulement Jésus y va lui-même, mais il y entraîne ses disciples.

A tous, Jésus communique la vie qui l’habite : il met en relation avec Dieu et invente une manière nouvelle de vivre l’accueil et la fraternité. Une manière de vivre, aussi humaine, est très étonnante.

Il me semble que la source de la profonde humanité de Jésus se trouve dans l’expérience de son Baptême. L’évangéliste Marc (1,9-13) dit que Jésus voit les cieux se déchirer, l’Esprit descendre comme une colombe, et qu’il entend une voix lui dire : « Tu es mon Fils bien aimé. En toi, j’ai mis tout mon amour ! ». Par cette parole, Jésus fait l’expérience de la bonté de Dieu qui lui donne vie.

L’Esprit le pousse au désert pour vivre cœur-à-cœur avec le Père. Se découvrant fils, il s’émerveille de découvrir Dieu son Père et les hommes ses frères.

Mais le désert est aussi le lieu de la tentation : « Dans le désert il resta quarante jours, tenté par Satan. Il vivait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient. » (1,13). Par ces mots, Marc indique que Jésus n’est pas épargné par la réalité du mal, qu’il en est atteint, mais qu’il en sort vainqueur, car en lui, la vie et l’amour sont plus forts.

Jésus revient ensuite du désert. Il est habité par l’amour du Père, et il va vers les hommes ses frères. La source de la diaconie de Jésus est donc la découverte émerveillée de la proximité du Père. Cette expérience le met en mouvement et suscite sa créativité pour faire circuler cet amour vivifiant.

Dès lors, comment comprendre la diaconie de Jésus ? Je crois que l’on peut dire que la diaconie de Jésus consiste à vivre donné au double sens : d’être donné par le Père et les autres, de se recevoir d’eux, et de se donner, de se livrer aux autres et au Père.

Et Jésus vit cela en se situant dans les lignes de fracture de la société juive de son temps. Là, il propose l’ouverture, l’accueil de l’autre, la fraternité, la communion. Il voit bien que sa manière de se lier avec les plus fragiles et marginalisés de sa société, d’être pour eux, d’en faire ses amis… il voit bien que cela éveille des résistances et fait monter de l’hostilité de la part des leaders de sa société. Il a conscience de la prise de risque qui est la sienne en choisissant de vivre donné et en osant proclamer que sa vie parle de Dieu. Cela le conduit tout droit vers le don ultime de lui-même dans la passion.

Dans la passion, il demeure dans l’amour, exposé, offert, en état d’oblation. En ressuscitant son Fils d’entre les morts, le Père révèle que le Fils a dit vrai lorsqu’il a proclamé que le Père vit donné, que la vie divine est une vie donnée.

Que conclure de tout cela ? Qu’accomplit Jésus par sa vie donnée ? Jésus fait advenir une manière neuve de vivre qui conjugue l’accueil de soi-même comme un don et la livraison de soi sans reste au service de l’autre et de sa vie.

Dans cette mise en jeu de soi, Jésus advient à son identité, il en déploie de plus en plus toutes les virtualités, il va au bout de son être-fils-du-Père et son être-frère-de-tout-homme.

Il fait découvrir que ce qui se joue dans les relations est un lieu de rendez-vous avec Dieu et les frères, un lieu où il est possible d’entrer en communion avec le Père et avec les frères, de participer à la vie trinitaire qui n’est qu’Amour. Vivre la diaconie à la manière de Jésus, c’est donc vivre donné. Et en vivant donnés, nous communions à Dieu, nous vivons de la vie même de Dieu.

Voilà pour cette lecture des Ecritures. On a vu que Jésus ne reste pas seul. Certains se mettent à le suivre et il propose à ses compagnons de devenir, à leur tour, des signes de Dieu. C’est l’expérience des premiers disciples de Jésus et de tant de croyants au fil des deux millénaires de tradition diaconale de l’Eglise. Aujourd’hui, des chrétiens du Quart-Monde vivent cet amour.

2) Que disent-ils sur la diaconie de l’Église ?

J’ai écouté quarante et deux chrétiens vivant en situation de grande pauvreté. Ils sont en lien avec la diaconie du Var, dans le sud de la France.
J’ai relevé huit facettes dans leurs paroles pour caractériser la diaconie :

  • « Mettre vraiment toute sa confiance en Dieu », dit Marie-Jo. Elle poursuit : « Je suis pas seule, y a Dieu. J’en suis certaine, y a Dieu, même pour toutes les misères que j’ai eues dans ma vie pour… Obligé, y avait Dieu ! Sinon, je serais pas où je suis là ! ». La personne s’ouvre à la présence de Dieu, l’intériorise, s’enracine dans cet amour qui devient une force au plus intime de son être. Elle en est vivifiée.
  • « Être des Jésus les uns pour les autres », dit Micheline. Cela signifie deux choses : avoir au cœur le désir qui était dans le cœur de Jésus, c’est-à-dire que tous aient la vie, et avoir les manières de faire et d’être en relation de Jésus.Lorsque Robert raconte son histoire, au début il était centré sur lui-même, ne voyant même pas ses voisins. Durant sa vie chaotique, il fait l’expérience d’être entouré avec sollicitude, il découvre la présence de Dieu dans sa vie à travers la manière dont il est servi par d’autres. Intériorisant l’amour reçu de Dieu et des autres, sa vie est retournée : « Maintenant, l’autre passe devant moi, avant moi… J’ai compris que la vie… Je pense un chrétien ne vit que pour les autres et par les autres… Je suis à disposition. ».
  • Découvrir qu’« on a besoin des autres et les autres ont besoin de nous », dit Éna. Au cœur d’un va-et-vient relationnel, une autre manière de vivre ensemble advient, une manière de vivre où nous avons tous besoin les uns des autres. Dans les liens, chacun est sollicité dans le meilleur de lui-même, et en même temps, il reçoit et il attend des autres. Les personnes se donnent réciproquement la vie, l’amitié, l’attention, et pas seulement des objets ou de l’argent.
  • « Voir d’autres gens, des gens qui viennent de tous les horizons ! », dit Michel. Rencontrer les autres avec leurs différences, bâtir des ponts entre les gens, les accueillir, les regarder avec bonté, leur faire confiance, croire que chacun peut être vrai et humain : un tel chemin conduit à ne pas mettre de limite à l’accueil des autres, même des violents.
  • « S’investir dans quelque chose de bien pour la société », « travailler pour sortir des gens de l’isolement », avoir « horreur de l’exclusion », dit Robert. « La misère abîme celui qui la vit ! » Ce sont des situations si dures parfois que les gens se sentent comme « des gens en trop qui feraient mieux de ne pas exister ». La diaconie appelle à ne pas être d’accord pour que la société continue ainsi, à s’engager contre ce qui défigure l’humain et à travailler pour que tous aient une place.
  • « Ne pas rester tout seul », vivre le compagnonnage avec d’autres, faire ensemble, participer à un groupe, une fraternité, une association, un mouvement, une structure…
  • Ne jamais se croire déjà arrivé : « On est en marche, on s’installe jamais », dit Roland. « On est d’étape en étape », dit Pierre.
  • Le dernier pas se vit dans le silence du cœur : déposer dans le cœur de Dieu toutes les souffrances, celles contre quoi nous ne pouvons rien faire, les injustices du monde, confier à Dieu la vie en train de grandir en soi, dans les autres, dans le monde et le remercier pour la vie, car « la vie vaut le coup d’être vécue quand même », dit Michel.

3) Écoutant la parole que Dieu nous adresse par les Écritures et par la voix des plus pauvres, quels appels peut-on entendre ?

Dans cette écoute, j’entends que la diaconie prend sa source dans une expérience heureuse de se découvrir aimé de Dieu et des autres, un émerveillement parce que nous avons tant reçu d’eux. Une telle expérience fait entrer dans la joie et la gratitude pour la vie reçue. Cela libère en soi la vie et fait entrer en communion avec Dieu, Donateur de vie. Notre vie devient pleinement vivante et se fait débordante sur tous ceux que nous rencontrons. Nous entrons alors dans une vie donnée, au double sens de donnée par Dieu et les autres, et donnée aux autres et à Dieu. Les plus pauvres sont nos guides sur ce chemin.

Qu’est-ce qui me fait dire cela ?

Les plus pauvres ont à recevoir pour vivre. Ils sont sur ce registre par nécessité, forcés par leur situation qui les y accule, mais ils sont pourtant premiers de cordée. En effet, vivre sur le registre du recevoir, c’est revenir au plus fondamental de nos vies : avant de donner, nous avons tous d’abord reçu.

Notre vie est un don, nous sommes un don, reçu de Dieu et de nos liens humains. Vivre selon le style relationnel impulsé par Jésus, c’est quitter le rivage utilitaire du « Je donne pour que tu me donnes » et aller vers celui du « Donne parce qu’il t’a été donné »[[P. RICŒUR, Amour et Justice, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 2008, p. 39.]]. C’est vivre dans la gratitude et entrer dans une économie du don sans mesure. C’est faire la vérité sur nos liens en reconnaissant que nous sommes tous débiteurs[[G. LE BLANC, Vies ordinaires, Vies précaires, Paris, Éd. du Seuil, 2007, p. 206.]], recevant tout de Dieu et des autres, étant appelés à la vie par eux.

Une vérité se dévoile alors : la cohésion du corps social vient de la reconnaissance d’être en dette[[R. ESPOSITO, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, PUF, 2000, p. 13-34.]]. Cette dette mutuelle entre une multitude de partenaires ne peut jamais être soldée, elle est constitutive de notre commune humanité, de notre condition de créature.

La reconnaissance d’être en dette peut être niée dans une prétention à une indépendance absolue, ou bien l’expérience de ne pas être sa propre source peut faire tomber dans l’amertume ou l’angoisse, ou encore elle peut épanouir le cœur dans l’émerveillement pour tant de dons reçus de Dieu et des autres, faire entrer notre vie dans une économie gracieuse et éveiller en nous le désir de semer la vie sans mesure. Quel chemin choisirons-nous ? Où le Seigneur nous appelle-t-il pour vivre en alliance avec lui et les autres ?

La diaconie est précisément ce chemin où nous reconnaissons que nous sommes en dette, que nous avons tout reçu, non seulement au sens de la confession d’une vérité, mais plus encore au sens de devenir reconnaissants, pleins de joie et de gratitude pour la vie reçue.

Ainsi les plus pauvres et l’Évangile font retentir l’appel du Seigneur à vivre donnés. Ils sollicitent notre liberté. Par là, ils ouvrent un vaste champ à notre agir personnel et collectif. Cet agir peut se traduire dans des engagements ecclésiaux, dans des pratiques socio-économiques, par la participation à des institutions socio-politiques…[[Voir P. RICŒUR, « Le socius et le prochain », dans Histoire et Vérité, Paris, Éd. du Seuil, 1964, p. 99-111.]]

Ainsi la diaconie est un chemin pour donner corps au Royaume au cœur de ce monde par notre vie. Sur ce chemin, nous devenons, chacun et tous ensemble, humains à la manière de Jésus. Nous participons à sa vie. Nous sommes unis à lui. Ainsi vivre la rencontre avec les pauvres et les petits se dévoile être un lieu de rendez-vous avec Dieu et avec l’humanité, une expérience sacramentelle.

Suivre Jésus dans sa vie donnée est le fruit d’un double mouvement :

  • se recevoir, s’enraciner en Dieu, en soi, dans les liens avec les autres, en se laissant nourrir par l’amour reçu, en intériorisant les relations vécues, en accueillant les dons déposés en soi ;
  • se donner, sortir de soi pour servir la vie au cœur des liens que nous tissons avec Dieu et avec les autres.
    Ces deux mouvements se pénètrent et se vivifient réciproquement. Ils sont l’œuvre de l’Esprit opérant en nos cœurs pour donner corps à Dieu-Amour à même la vie sociale.

Ce mystère est grand et il est remis entre nos mains. Aussi nous sommes appelés à chercher comment collaborer toujours plus au projet d’amour de Dieu pour l’humanité.

Conclusion

Pour ce temps conclusif, je voudrais vous livrer quelques questions à partir d’un extrait de la dernière publication du C.I.L. à la p. 93 :

« Sociologiquement, notre paroisse est constituée par une élite (sociale ou culturelle). Les pauvres sont partis. Des services aux pauvres sont assurés, mais sommes-nous prêts à nous mettre à l’écoute des pauvres, à considérer que leur témoignages méritent d’être entendus, qu’ils ont des choses à nous apprendre grâce à leur expérience de vie ? Qu’attendons-nous pour dialoguer avec eux, nous laisser interpeller ? »

Si nous voulons nous inscrire dans le sillage du Concile en écoutant l’Evangile qui se dit par les Ecritures et par la voix des pauvres, il nous revient d’avoir le courage de recevoir cette interpellation. Je la décline avec quelques questions.

  • Est-ce que je connais un ou des personnes très pauvres par leur prénom ?
  • Qu’est-ce que je fais pour tisser des liens avec des personnes en marginalité dans mon quartier, mon établissement scolaire, mon lieu de travail… ? Lorsque j’ai tissé ce lien privilégié, comment je fais pour l’ouvrir à d’autres ?
  • Que faire d’un enfant violent ou instable dans une de nos classes ou dans une association d’aide aux devoirs ou tout simplement dans une de nos familles ?
  • Comment vivre un partage d’Evangile avec des personnes issues du Quart-Monde qui n’ont pas accès à la lecture ? Ces personnes ont-elles quelque chose de particulier à nous faire découvrir sur l’Evangile ?
  • Quelle place faisons-nous, dans les instances de décision de nos structures, aux personnes issues de milieux populaires ou précaires qui n’ont pas du tout les mêmes manières de raisonner, ni la même éducation que nous ?
  • Dans nos lieux de vie, comment créer les conditions pour écouter et recevoir de ceux qui sont cabossés par l’existence et qui, par cette expérience, ont développé des capacités étonnantes de vie et de résistance à l’adversité ?
  • Comment impulser un projet de solidarité dans lequel des personnes en précarité soient parties prenantes de l’élaboration et de l’animation ?
  • Dans le réseau de l’Enseignement Catholique, quelle place faisons-nous aux très petites écoles ou à nos classes d’enseignement spécialisé pour les enfants porteurs de handicaps ? Comment pourrions-nous valoriser leur contribution et recueillir leur expérience pour que les apprentissages qui sont fait là dans l’accueil des plus fragiles puissent bénéficier à toutes nos œuvres éducatives ?
  • Souvent nous sommes liés à plusieurs réseaux, à plusieurs milieux sociaux. Comment est-ce que nous travaillons pour bâtir des ponts, être des facilitateurs de la rencontre entre des gens qui a priori ne devraient jamais se rencontrer ? Comment sommes-nous artisans de mixité sociale ?
  • Comment faire pour que nos institutions et nos structures ecclésiales ne se recherchent pas elles-mêmes, qu’elles ne s’enferment pas dans des routines de fonctionnement ou des exigences de rentabilité, mais qu’elles se laissent ressourcer par l’intuition fondatrice et qu’elles écoutent les appels et les besoins des pauvres, des petits, des jeunes à qui elles s’adressent ?
  • Finalement, est-ce que je peux dire que j’ai déjà reçu la vie d’une personne très pauvre ? Cette question peut se poser au niveau personnel ou au niveau de l’instance ecclésiale à laquelle j’appartiens.

Laissons ces questions faire leur chemin en nous, probablement nous déranger, et peut-être nous inviter à risquer du neuf pour vivre l’Amour.

Je m’arrête là pour ce partage de ma réflexion. Merci pour votre écoute.

Laure Blanchon, osu
Le 13 septembre 2013

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